De par leur essence, les expériences à l’étranger sont une invitation à la découverte, à la remise en question et au dérèglement des sens. En construisant des ponts entre différentes cultures et différentes populations, elles participent au développement de sociétés plus inclusives et tolérantes. Franck Michel, anthropologue spécialisé dans la mobilité humaine, les problématiques culturelles et le tourisme, nous éclaire sur les raisons pour lesquelles des échanges interculturels positifs peuvent contribuer à une diminution des comportements discriminatoires et du racisme.
– Est-ce que la mobilité aide à tisser des liens entre des populations et faire tomber les préjugés ?
Oui, mais c’est hélas trop rare. La mobilité crée plus d’échanges que de rencontres. Puisqu’elle est intrinsèquement liée à la survie, elle est de nature plus marchande qu’humaine. C’est pourquoi le voyage, lorsqu’il est volontaire surtout, ne peut faire l’économie d’une remise en question de ses propres fondamentaux culturels. C’est à ce prix que des préjugés qui persistent – et ressurgissent – s’estomperont à défaut de disparaître. Cela dit, il faut évidemment reconnaître le bien-fondé de toute mobilité humaine, car nombre de voyages permettent encore, en dépit des replis technologiques, nationalistes ou religieux, d’authentiques rencontres. Celles qui changent la vie pour la rendre meilleure. Le cas des Erasmus est un exemple très intéressant car il a permis, au fil des dernières décennies, de lutter contre les stéréotypes en tout genre et il a initié des échanges universitaires transformés en parcours de vie et de rencontres qui ont remodelé jusqu’à la carte humaine de l’Europe.

– City trips, backpacking, tourisme durable, all inclusive… Il existe probablement autant de manières de voyager qu’il existe d’êtres humains. Est-ce que tous ces types de voyage contribuent de manière égale à réduire certaines attitudes intolérantes et discriminatoires ?
En effet, tous les types de trips sont dans la nature humaine. Il n’y a pas de bons voyageurs et de mauvais touristes, comme le voudrait la fausse sagesse populaire. Ceux qui se rendent au Club Med en Tunisie ne sont pas des voyageurs plus idiots que ceux qui marchent sur les hauteurs du Ladakh. Tout dépend de la personne qui voyage. Tout ne se vaut cependant pas dans l’offre voyageuse et touristique, mais c’est avant tout une éducation au voyage qu’il faudrait promouvoir. Car ce sont les individus qui posent problème ou non, et pas les styles de voyage. Le voyage, c’est toujours le meilleur et le pire. C’est ce qui le rend justement si complexe à analyser. Impossible d’être manichéen ou de prétendre dire le bien et le mal, sauf à verser dans la démagogie. C’est à l’être humain bourlingueur de se bonifier. Le voyage doit nous apprendre à désapprendre pour mieux comprendre et arrêter, enfin, de prendre.

– Existe-t-il certaines conditions qui favorisent un échange interculturel positif entre les populations ?
Oui. Il y a à mon sens quatre facteurs générateurs de belles rencontres interculturelles. Le premier est la cuisine, car il n’y a rien de mieux que de partager un repas et de découvrir des saveurs, des épices, des goûts différents. Deuxièmement, il y a le sport et les sports collectifs surtout. C’est idéal pour jouer ensemble et aussi découvrir que les autres jouent aux mêmes jeux que nous, mais parfois en les pratiquant autrement. Troisièmement, il y a la musique. Echanger en jouant de la guitare ou en chantant, cela crée des liens et de l’émulsion, mais aussi de bonnes occasions d’apprendre à partager et à se connaître. Et ce avec les différences culturelles qui amènent justement l’essentielle diversité. Enfin, il y a la culture de manière générale : le cinéma, le théâtre, le street art, etc. Ce sont toujours des opportunités pour se connaître, se reconnaître, mieux s’accepter et se comprendre.
– A l’heure des livres et d’internet grâce auxquels on peut voyager par procuration instantanément à l’autre bout du monde et lire les récits de voyage d’autres personnes, peut-on envisager que ces outils contribuent à une meilleure compréhension des autres cultures et à une réduction de comportements discriminatoires ?
L’éducation est le maître mot à mon avis, et non pas la révolution numérique qui n’est ou ne devrait être qu’un outil. Le meilleur et le pire peut survenir des transformations en cours. Ce que j’observe en voyage, c’est l’augmentation de la dépendance au numérique (les incivilités qui vont avec, les nouveaux comportements discutables, sans oublier les pathologies et autres dépressions ou replis). C’est aux citoyens engagés d’apprendre à séparer le bon grain de l’ivraie dans ce meilleur des mondes qu’on nous propose, mais qu’on nous impose de fait.

– Enfin, est-ce que le voyage mène à une plus grande ouverture d’esprit ou est-ce que l’ouverture d’esprit est l’une des conditions intrinsèques du voyage ?
On le sait, le voyage forme la jeunesse et même les plus âgés. Pour beaucoup de personnes il fait office de déclic et mène par conséquent à une plus grande ouverture d’esprit. Mais pas pour tous. Heureusement, puisque « l’ouverture d’esprit n’est pas une fracture du crâne » (Desproges). Beaucoup de voyageurs se découvrent en même temps que leurs hôtes, et ce sous un jour nouveau avec l’envie de comprendre, de partager et de respecter. C’est la vraie magie du voyage, celle qui peut encore continuer à opérer. Mais pour y parvenir, les voyageurs soucieux d’altérité et de belles expériences humaines devraient s’armer d’humilité, d’écoute, de curiosité, de modestie et toujours de respect. Mais pour certains, accumuler les destinations et les photos, voire les aventures sexuelles ou les séjours en ONG ne vont pas les rendre plus ouverts. Les envies et les attentes des voyageurs diffèrent tellement qu’il est difficile de donner un avis tranché. Mais il est certain qu’avec une belle ouverture d’esprit à la base, toute entreprise voyageuse, quelle qu’en soit la destination, aura les meilleures chances d’aboutir à une formidable expérience de vie. Un proverbe arabe résume parfaitement mon propos : « Voyager c’est vaincre ». Il faut vaincre ses présupposés, ses mauvais démons, sa propre peur et celle des autres. L’idéal serait donc d’avoir la meilleure ouverture d’esprit au départ et de voyager dans la foulée pour tenter de l’entretenir et de la parfaire.